Lutte contre la manipulation de l’information (session de formation continue)

Du 7 au 9 décembre 2022, la Coordination Nationale du Renseignement et de la Lutte contre le terrorisme (CNRLT) et l’Académie du Renseignement françaises ont organisé une session de formation continue dédiée à la lutte contre la manipulation de l’information.

Cette session de formation continue à destination des cadres était la première de l’édition 2022-2023 du Programme des cadres du Collège et a rassemblé 19 participants de 14 pays membres.

La CNRLT et le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) ont débuté cette session par une présentation de la communauté française du renseignement et de l’organisation de la lutte contre la manipulation de l’information en France.

La présentation a permis aux participants d’appréhender le contexte français et d’apporter un éclairage sur la stratégie du MEAE. Elle a ainsi montré l’articulation entre diplomatie et renseignement et a identifié les contraintes qui lui sont associées : rapidité de diffusion, besoin d’éducation, dialogue à construire avec le secteur privé (plateformes), etc. La complémentarité des niveaux national et européen a été soulignée.

La deuxième journée a dû être écourtée en raison de l’annulation de dernière minute d’un des universitaires, mais aura néanmoins été intense. Le travail s’est ainsi porté sur le monde académique et celui de la défense, complété par des échanges au sein de groupes de travail.

Le sociologue Gérald Bronner, professeur à l’Université Paris-Cité et responsable de la commission « Les lumières à l’ère du numérique » mandatée par la présidence de la République française, a présenté une partie de son rapport sur l’état des lieux des dérèglements informationnels à l’ère du numérique. Il a évoqué un de ses livres, l’Apocalypse cognitive, qui peut fournir une solide base de travail. La situation à laquelle nous sommes confrontés est inédite. Pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, nous avons accès à une quantité d’informations sans précédent et, simultanément, nous avons suffisamment de temps libre pour nous en saisir. On pourrait rêver à l’avènement d’une démocratie du savoir, mais c’est malheureusement un fantasme. Nous sommes en effet confrontés à une cacophonie d’informations où tout le monde peut affirmer ce qu’il veut et est écouté au même titre que les experts. Cette concurrence de l’information que l’on retrouve dans le monde entier, a une conséquence directe tout à fait fâcheuse : notre attention est un bien précieux qu’il faut capter à tout prix. Toutes les caractéristiques psychologiques de notre cerveau sont utilisées abusivement pour « prendre en otage » notre attention : effet cocktail party, attirance pour le conflit, biais cognitif, effet d’ancrage, stéréotypes sociaux. Nos démocraties sont confrontées aux intérêts d’un modèle économique où les fake news font irruption dans le débat public. Ces fake news sont diffusées 6 fois plus vite que les faits authentiques, car plus faciles à digérer pour nos cerveaux « paresseux », désireux de satisfaire notre attirance pour la radicalité. Pour contrer cette tendance, la sociologie et l’éducation sont essentielles mais pas suffisantes en soi. Une révolution éducative complète initiée par une politique étatique est donc nécessaire.

Le second universitaire invité était Paul Charon de l’IRSEM, auteur d’un rapport sur les opérations d’influence chinoises (« Un moment machiavélien »,Vimer-Charon). Pendant longtemps, la Chine a cherché à être aimée plutôt que crainte mais, aujourd’hui, Pékin se montre de plus en plus à l’aise avec l’infiltration et la coercition. Ses opérations d’influence sont plus dures et ses méthodes sont similaires à celles employées par Moscou (russification). Grâce à de nombreux exemples, M. Charon a présenté les concepts (Front uni, les Trois guerres, mesures actives…) et les acteurs (Parti, Etat, Armée) à garder à l’esprit lorsque l’on parle de désinformation chinoise. Les principales cibles en termes de manipulation de l’information ont été énoncées (diaspora, médias, éducation, think-tanks, diplomatie). Enfin, M. Charon a évalué l’efficacité de cette nouvelle posture chinoise, qui peut certes se targuer de quelques succès tactiques, mais qui est un échec au niveau stratégique, tant l’opinion positive à l’égard de la Chine s’est effondrée dans la plupart des pays développés entre 2019 et aujourd’hui, passant singulièrement de 70 % à 19 % en Corée du Sud. Face à cette évolution, la Chine devra changer ses méthodes mais gardera probablement les mêmes objectifs. La Chine se trouve à un moment de transition.

Plusieurs structures étatiques ont été présentées aux participants, à commencer par le Comcyber du ministère des Armées, chargé de la Lutte informatique d’influence (L2I). Face à la propagande de l’organisation EIIL/DAECH puis, plus récemment, aux activités russes et chinoises en Afrique, la France a dû développer une stratégie impliquant de nombreux acteurs afin de synchroniser les efforts. Le Comcyber a pour mission de dénoncer la désinformation en vérifiant les faits, ce qui devient de plus en plus difficile au vu du volume d’informations qui croît sans cesse. Obtenir le soutien des plateformes privées et leur engagement dans la modération des contenus est donc essentiel. Face à la désinformation, l’anticipation est tout aussi essentielle pour discréditer l’acteur hostile et persuader l’opinion publique. La vérité est au cœur de la stratégie française et la principale contrainte liée à cette lutte est le facteur temps. L’OSINT est un précieux allié dans ce combat, qui est un travail d’équipe.

Dans cette équipe, les services de renseignement jouent un rôle important, et c’est ce qu’a présenté la DGSI. La mission du service est centrée sur la sécurisation de l’indépendance de l’information dans nos démocraties. Il s’agit d’identifier la menace pour pouvoir contrer l’activité des acteurs hostiles par des méthodes classiques de contre-espionnage, mais également grâce à de nouveaux outils développés par des veilleurs ou pour soutenir les activités de ces veilleurs. Pour pouvoir identifier le risque, le spectre des cibles potentielles a été élargi aux faiseurs d’opinion, bien au-delà de l’arène politique (universitaires, membres de think-tanks, journalistes, blogueurs…).

La désinformation repose également sur des médias « contrôlés » visant à influencer la diaspora et l’opinion publique du pays ou de la région ciblés, dans une stratégie beaucoup plus ambitieuse. Quelques services étrangers considèrent la désinformation comme un outil offensif (mesures actives) et ont actualisé les techniques « soviétiques » destinées à diviser l’opinion publique occidentale, à nuire au moral de la population et à entraver le caractère démocratique du débat public.

La lutte contre la désinformation et la manipulation de l’information intègre une dimension numérique qui a été présentée à la fois par la DGSI et Viginum. Même si Internet était une promesse d’autonomisation, c’est avant tout un marché où seuls les plus motivés peuvent avoir une certaine audience. Les services tentent d’identifier les liens et relais grâce à des outils numériques développés pour atténuer les risques représentés par un volume de données sans précédent.

Viginium est un service technique et opérationnel à compétence nationale chargé de la veille et de la protection du pays contre les ingérences numériques étrangères. Créé en juillet 2021, il est responsable de la protection du débat public contre les campagnes de manipulation de l’information numérique provenant d’acteurs étrangers désireux de nuire à la France et à ses intérêts. Ce n’est pas un service de renseignement, mais il recherche activement des situations et des comportements anormaux dans le débat démocratique classique afin de pouvoir caractériser cette activité. Cette caractérisation se fait légalement et techniquement au moyen des sources ouvertes. Trois défis sont à prendre en compte : le défi juridique – Viginum doit travailler dans un cadre respectueux des questions liées à la liberté d’expression –, un problème de ressources humaines car cette nouvelle structure encore en développement se doit d’attirer des compétences spécifiques, et des enjeux opérationnels à un moment où la France sortait tout juste de plusieurs campagnes électorales. Là encore, le caractère collectif de l’effort a été souligné avec une référence particulière au secteur privé.

Un point sur la désinformation autour du conflit en Ukraine a conclu les présentations.

Deux sessions de travail en groupe ont par ailleurs permis aux participants d’échanger sur différents sujets, tels la protection nationale contre les ingérences numériques étatiques extérieures, les outils contre la propagande anti-européenne en dehors de l’Europe et l’innovation technologique des entreprises au profit de la guerre de l’information. Au cours de ces séances de travail en groupe, les participants ont pu faire le point sur ce qu’ils ont entendu pendant le séminaire et échanger sur la base de leur propre expérience professionnelle. Dans l’ensemble, cette session de formation continue à destination des cadres des services membres du Collège a confirmé à quel point la question de la lutte contre la manipulation de l’information est cruciale dans nos démocraties et la France est convaincue que ce n’est pas la dernière fois que ce sujet sera traité dans le cadre du Collège du Renseignement en Europe.